Esther ressert son châle autour de ses épaules, sa démarche un peu raide claquant sur le sol. Le froid mordant de février est toujours là, plafonnant aux cinq degrés maximum, et elle a couru toute la matinée pour chercher des couvertures supplémentaires pour les malades lorsqu’elle ne se rendait pas à leur chevet pour les veiller malgré sa nuit agitée. Frileuse et plus sensible que d’habitude, c’est pourtant l’une de ses collègues qui l’a finalement attrapée par le coude avant de l’amener dans la réserve et lui mettre son châle sur les épaules. Et en profiter pour gentiment la réprimander sur ses cernes à faire pâlir un strix avant de lui coller un thé chaud entre les doigts. Si habituellement elle aurait argué le contraire, elle s’est pour cette fois tue, le regard vague, se laissant chouchouter un moment. Exténuée, elle l’était bel et bien, et elle aurait certainement avoué n’avoir plus qu’une envie : retrouver son lit. Mais comment ne pas culpabiliser devant le nombre d’arrivées croissantes ? Elle avait désormais peur de rentrer chez elle et d'apprendre de nouveaux décès au matin. Le regard fixé sur le sol, elle avait donc laissé sa collègue lui donner pour ordre de partir après sa dernière visite quelques temps auparavant, lui arrachant la promesse de manger un bout en rentrant avant de plonger sous la couette.

Elle en était là, à présent. A reprendre le chemin vers l’accueil, tentant de se recomposer une tête moins effrayante pour ne pas faire peur à ceux qu’elle pourrait croiser. Mais elle savait que personne ne serait dupe. Malgré tout, cela ne l’empêche pas de saluer les quelques personnes qu’elle connaît sur son passage, d’un simple mouvement de tête ou d’un sourire bref - comme pour leur donner le courage qu’elle ne semble plus vraiment avoir pour elle-même aujourd’hui. Un sourire plus doux bien que triste s’étire sur ses lèvres quand elle croise le regard d’un enfant en pleurs - et si elle le pouvait, elle irait à sa suite pour lui dire que tout se passera bien. Mais elle savait que si sa collègue la croisait à nouveau, elle lui botterait les fesses et Esther n’avait pas la force d’accuser le coup.

Slalomant entre les personnes inconnues qu’elle croise, elle finit par arriver à l’entrée, un rayon de soleil traversant les vitres l’éblouissant. A moins que ce ne soit l’homme qui, proche d’elle, l'interpelle de par son accent étranger et sa haute stature. Très haute stature. Et elle se retrouve à s’arrêter net, sa peur des hommes grands et intimidants supplantée par le choc d’entendre une langue inconnue qui sonne comme une mélodie à ses oreilles … Avant que ses yeux ne tombent sur le linge d’un rouge carmin qui goutte sur le sol, placé entre ses mains. Et qu’un frisson d’urgence ne remonte le long de sa colonne vertébrale.

« Crap ! » se retrouve-t-elle à lancer tout haut, avant de réaliser la bourde et se diriger plus vivement vers l’homme malgré sa fatigue. Parce que le type est blessé. Et parce qu’elle connaît déjà la cohue actuelle pour savoir qu’il lui faudra attendre un moment avant que quelqu’un ne puisse vraiment s’occuper de lui.
« Je m’occupe de lui, Marie ! » lance t-elle, plus fort, en direction d’une des secrétaires qui gère les entrées et les sorties qui lui lance un regard interloqué. Au diable sa collègue qui lui bottera définitivement les fesses, et au diable - quoi que cela puisse être en réalité - sa fatigue qui fait trembler quelque peu sa voix. D’ailleurs, Esther ne regarde déjà plus ladite Marie, qui tait l’interrogation que ses yeux offrent néanmoins, trop concentrée qu’elle est à fixer la blessure du type. Sortant un mouchoir propre en tissus de sa poche; elle s’approche encore et c’est d’un geste autoritaire mais doux qu’elle le noue autour de sa main blessée - histoire de ne pas foutre plus de sang partout … Avant  de relever le nez, et manquer de se dévisser le cou ce faisant.
« Monsieur ? Je vais m’occuper de vous. Suivez-moi, s’il vous plaît. Je suis Esther. … Une infirmière » rajoute-t-elle, en montrant son badge qui pend, toujours accroché à sa tenue, avant de lui faire signe de la suivre. Il n’y a plus qu’à espérer que ce monsieur comprenne où elle veut en venir.

Le courant semble passer. Se faire. Esther cligne une nouvelle fois des yeux en entendant son accent à couper au couteau mais ne dit rien. Elle sourit juste discrètement, la fatigue - toujours visible sur ses traits - semblant s’estomper quelque peu, juste l’espace de quelques secondes. Elle aussi a eu un jour l’impression d’être une étrangère. A dire vrai, elle le pense encore, parfois. Dans ces moments, elle a l’impression de se noyer - d’être submergée, toute entière. D’être qu’un courant d’air de plus, que les autres frôlent. Qu’ils oublieront. Et, souvent, elle se sent seule. Simplement seule. Mais ce n’est pas le moment de ruminer ces sombres pensées, Esther. Tu as un patient à t’occuper, maintenant. Et qui sait. Peut-être que lui se souviendra de toi, au moins pour un temps un peu plus long.

Lentement, elle se retourne, se dirige vers une salle où divers lits sont posés, séparés par des paravents, mais dépasse cette dernière. Ces lits là sont préparés pour ceux qui leur sont ramenés, tout juste recrachés par cette foutue brume. Non. Esther continue son chemin, jusqu’à une salle plus petite où d’autres lits sont vacants. C’est là où elle l’installe pour l’heure.
« Entrez » dit-elle simplement, tout en lui faisant signe de la suivre. Elle se demande soudainement comment est-ce qu’il a pu se faire une blessure pareille. Un accident bête, sûrement. Elle, elle en est l’une des spécialistes. Pas dernièrement pourtant. Heureusement.
Gentiment, elle indique la place à occuper, avant de se détourner et d'attirer un petit charriot avec tout un matériel étrange, divers bocaux et de quoi recoudre au besoin. Certains sorciers passent régulièrement faire le plein d’onguents et elle doit bien avouer trouver leur mixture très efficace même si ça ne sent pas vraiment bon. Enfin. Maintenant, le travail sérieux commence. Fronçant les sourcils, elle vient se placer devant lui - amusant de savoir qu’une fois assis, il fait sa taille. Elle tente de faire abstraction de sa promiscuité - il n’est qu’un patient de plus, se dit-elle. Il ne va pas la manger. Et puis, elle a à faire.

« Je vais nettoyer la plaie, pour commencer. » Explique-t-elle de sa voix qu’elle souhaite aussi douce que possible, avant de relever ses yeux bleus vers les siens, d’une couleur presque identique. Et se figer. … Il n’a pas compris n’est-ce pas ? Voyons. Réfléchis, Esther. Elle tente un nouveau sourire et, par crainte qu’il se méprenne, la voilà à tenter de mimer les gestes. D’abord, elle lui montre qu’il faut montrer ses mains à plat. Puis, doucement, la voilà à enlever les linges de la plaie, tentant de ne pas grimacer en voyant l’état de la main. Il va falloir recoudre. Oh par la brume, il ne s’est pas loupé. Inspirant à fond bien qu’elle a conscience de blêmir, elle prend un peu lotion dans un pousse-pousse nommé “Rince-Main” et se frictionne rapidement les paumes, les doigts, les poignets. Une fois cela fait, elle prend de nouveau un linge, qu’elle imbibe d’une lotion un peu plus sombre. « Je suis désolée, ça va piquer un peu » annonce t’elle d’une petite grimace, avant de passer cette fois-ci le linge doucement, sur sa plaie. Elle le sait, parce qu’elle en a déjà fait l’expérience - et elle sait également qu’il y a un peu d’alcool dedans. Elle a bien tenté de demander aux sorciers de créer un produit plus doux, elle s’est faite envoyer bouler la dernière fois. Voyons. Comment détourner l’attention de cet homme à présent ? Parce que ce n’est pas dit qu’il apprécie la suite, et elle aimerait éviter qu’il tourne de l’oeil. Un gabarit pareil, elle ne sera pas fichue de le transporter, et c’est pas dit qu’elle possède des sels miraculeux pour le faire revenir.

« Je dois recoudre » annonce-t-elle finalement, tout en nettoyant sa main toujours, examinant sa plaie d’un peu plus près. Elle est nette, ce qui est un bon point. Inspirant à fond, elle relève le museau vers lui, puis attrape l’aiguille sur le plateau, qu’elle essuie également avec un nouveau linge imbibé de la mixture qui brûle quelque peu. « Aiguille ! » Lui dit-elle, avant de sourire doucement à Mario, sa fatigue reprenant le dessus. « Ça ne fera pas mal. » Ca ne fera pas mal, parce que les instruments ont été ensorcelés, et surtout parce que le gel qu’elle lui a passé a la capacité étonnante d’endormir les chairs. D’ici quelques semaines, tout sera comme neuf. En attendant, la voilà à se battre avec le fil - parce qu’elle commence à ne plus avoir les yeux bien en face des trous.
« Mario » énonce-t-elle pourtant, finissant par gagner sa bataille avec ce foutu fil. « Est-ce que vous aimez ? Ici. Edimbourg. » Parce qu’elle se dit, qu’elle n’a que ça, finalement, pour détourner son attention. Des questions.

Il est mignon. C’est ce qu’elle se dit, Esther, sans pour autant penser à plus sur le moment. Il est mignon, dans le sens où il essaie, comme elle, de rentrer dans un moule pas vraiment fait pour eux. S’intégrer est difficile, ça aussi, elle le sait d’expérience. Soudain, elle se demande comment est-ce qu’il a pu atterrir là. Si, lui aussi, il a été recraché par cette fichue brume, et depuis quand, et ce qu’il peut bien faire, maintenant, pour vivre. A t-il, comme elle et la majorité de la population, des cauchemars récurrents ? Trop de questions qui se bousculent dans son petit cerveau et elle en oublie ce qu’elle fait. Oups. C’est la voix de Mario qui la fait revenir sur terre et elle le remercie d’un petit sourire qu’il ne verra sans doute pas. Parce qu’il lui fait confiance. Ohlalala. La voilà à rougir un peu et à avaler un peu de travers - c’est bien la première fois qu’on lui dit quelque chose comme ça et, pour le coup, cela la coupe dans l’élan qu’elle venait à peine de retrouver. Oups².
« Me … Merci. » Elle bégaye, Esther. Voilà qui fait très professionnel, vraiment. Pas dit que la confiance reste longtemps à ce stade. Mais la blonde se reprend, elle inspire et passe à l’action, avant de relever le nez vers lui. Il a eu mal. Elle a pu sentir le tressaillement de sa peau. Mais il est mignon alors … Elle sait qu’en le fixant, il fera mine que tout va bien. Alors, de nouveau, elle lui offre un sourire, un peu contrit.
« Désolée.. » Elle essaie de parler lentement, Esther, même si son expression faciale doit passer le message à la perfection. Le reste, évidemment, n’attend pas plus. Son aiguille en main et son air de nouveau concentré, elle entame sa peau avec son instrument qui en a fait déjà évanouir plus d’un. Incroyable comme quelque chose de si petit peu effrayer les plus durs à cuire.

« Je suis contente. » Elle reprend doucement quand il lui dit aimer la ville. Elle essaie de ne pas relever le nez de sa tâche parce que, si elle le fait, elle ne parviendra pas à finir. Pas que voir les chairs la mette mal, juste que la fatigue s’invite un instant devant ses paupières et qu'elle lutte réellement pour ne pas fermer les yeux. Professionnelle a t-on dit, Ester !
« Moi aussi, j’aime bien. » Elle chuchote, même si la vie lui pèse. Pourtant, et alors qu’elle en est à la moitié de sa tâche, la voilà à presque sursauter à sa question - et il la déconcentre assez pour que, peine perdue, elle lève finalement le nez. « Pardon ? » Elle demande, surprise, clignant des yeux avant de réfléchir. Elle ne s’y attendait pas vraiment et elle doit désormais réorganiser le fouilli dans sa tête, sans se rendre compte qu’elle a posé la main de son patient sur ses genoux, et son aiguille à côté. « Je … Non. Je … La brume. » Elle grimace doucement, un air contrit. « Je n’ai pas beaucoup de souvenirs alors … ça va. Mais … Parfois ça me semble … Familier. Les paysages. Et … Et vous ? Vous … Vous parlez bien. Anglais. »
Elle lève son pouce en l’air mais ce n’est pas dit qu’il comprenne tout, d’autant plus que mimer avec une seule main est difficile. Enfin. Elle fronce le nez et reprend sa main avec douceur, son aiguille de nouveau prête à faire des miracles. Enfin. Essayer. « Vous … ici depuis longtemps ? Moi, non. J’espère que ce n’était pas trop … Euh … C'est difficile. Pour vous. Mhm. Ca va aller ? J’ai … presque terminé. »

Elle a presque terminé. Quelle bonne blague ! Elle ne lui a pas menti - pas comme si elle savait vraiment faire un truc pareil -, c’est juste que … C’est juste qu’Esther s’arrête nette pour fixer ce qu’elle est en train de faire - pire, ce qu’elle a fait - et il lui semble désormais que les points ne sont plus si droits. AH. … Bon. Si c’est que deux points, ça ira. Pas vrai ? Esther relève le nez pour fixer Mario, clignant des yeux, parce que la brume la déconcentre de nouveau.

« Tout le monde ici a été … hum … recraché ? par la brume. »

Elle ne sait pas si elle s’exprime clairement. Elle a soudain un doute et remue son nez. Voyons. Comment pourrait-elle traduire ça ? Hmm ... Vous avez déjà essayé de mimer le mot brume, vous ? Parce qu’elle galère à trouver une idée viable. Et son cerveau ne répond de toute façon plus. Heureusement, il renchérit, et elle cligne des yeux.

« Le couteau ??? Je comprends mieux. »

Elle avait un doute, mais voilà qui confirme. Elle reprend ses points - les deux derniers, vraiment, cela aurait dû aller beaucoup plus vite, et, après un joli noeud tout bien tout propre tout fin, elle coupe le fil avec ses petits ciseaux qu’elle attrape de sa main libre.

«Tada ! C’est finito »

Elle s’exclame, en se disant que rajouter un o à la fin de son mot pourrait peut-être fonctionner. Ou pas. Un sourire soulagé sur les lèvres, elle range son matériel de torture, en espérant que c’est tout de même assez droit pour que ça ne soit pas trop visible, et le regarde.

« Ca va aller ? Les fils .. euh … Ils vont … pschit ! Disparaître tous seuls. mhm. Magie D’ici quelques jours. »

Bah oui. Allez traduire « fils résorbants » dans une langue que vous ne comprenez pas, vous. Au cas où, elle se lève tout de même pour attraper un bandage. Histoire qu’il ne se recoupe pas partout.

« Moi bientôt un an … je crois. Pour moi. »

Elle sourit, et montre ses dix doigts plus deux. A dire vrai, elle a arrêté de compter. Les journées passent, défilent sans se ressembler, mais la sensation de solitude est toujours là. Mais elle ne peut pas vraiment se plaindre. Elle a ses deux mains.

« Les souvenirs … Ricordi ? C’est ça ? Ils vont … euh. revenir. Peut-être. J’espère ! »

Elle grimace un peu, tout en se reconcentrant sur son bandage. Un tour, deux, trois. Quatre, ça devrait faire l’affaire.

« Il faut en parler. Plus on parle plus … ça peut revenir. Je crois. Mhmm … Je pourrais aider ? Si vous voulez. »

Elle lui lance, comme ça. Idée idiote, saugrenue, on n’est pas censé faire ami-ami avec les patients, d’autant plus quand on tombe de sommeil. Mais il a une bonne tête alors franchement, qu’est-ce qu’elle risque ? - A part ta vie, franchement, Esther, pas grand chose.

« Je peux … Vous aider avec euh … La traduction ? Et vous me racontez ce que vous vous … enfin … Les ricordi ? »

Elle étouffe un bâillement, Esther, mais tente un sourire quand même alors qu’elle vérifie que le bandage tient bien. Et remet une mèche de ses cheveux dissidents au passage, parce que le chouchou est comme elle, il commence à lâcher. Enfin. Le bandage a l'air d'être bien, donc ... Peut-être qu’elle n’est pas aussi incompétente que ça quand elle est crevée. … Mouais. En attendant, elle se redresse lentement pour ne pas se casser la figure, bâillant à nouveau.

« Excusez-moi. La fatigue. »

El rougit à nouveau, montre ses cernes et fait quelques pas vers la porte en l’invectivant.

« Si douleur … Douleuris ? Euh …. » Elle pointe la main de Mario et tente une grimace de douleur pour lui faire comprendre « Si ça fait mal, revenez. D’accord ? Important. »

Vraiment, ça l’est. Elle a sa moue sérieuse même si elle tangue, Esther, mais reprend vite un sourire.

« Pas travailler, ou faire attention, d’accord ? Il faut attendre que les fils … pouf. Plus de fils. Ok ? »